Après une longue indifférence à l'égard de la douleur, les professionnels de santé réagissent. Des comités de lutte contre la douleur (CLUD) doivent la combattre. Quelle place tient la douleur dans la relation médecin-malade et dans le soin ? Le Dr. Charles Jousselin offre ici ses réflexions, fruits de son expérience [...]
Docteur Charles Joussellin, Praticien hospitalier et docteur en philosophie, Equipe mobile d'accompagnement et de soins palliatifs, CHU Bichat-Claude Bernard, Paris, Vice-président de la SFAP
« […] Tout allait fort bien, car il ne pensait pas à elle, il ne la voyait pas ».[i] Ivan Illitch parle de sa douleur. Celle qui « l’habite » depuis des mois en raison d’une maladie grave. Jusqu’à ce que « […] soudain elle surgit à travers l’écran ; il la voit. Elle surgit devant lui ; mais il espère encore qu'elle va disparaitre ».Tel est le lot de nombreux malades depuis toujours. S’il est une expérience humaine universellement vécue, c’est bien celle de la douleur. La naissance est douleur. La vieillesse est douleur. La maladie est douleur. Le traumatisme est douleur.
Aujourd’hui, après une longue indifférence à son égard, la science médicale réagit. Des comités de lutte contre la douleur (CLUD) doivent la combattre. Ceci d’autant plus qu’elle se rebelle. Mais alors, qui est-elle cette douleur ? Pour répondre à cette interrogation, trois autres questions à soulever.
1. Qu’est-ce que la douleur pour un homme ?
La douleur peut saisir l’homme en pleine action et le terrasser. En revanche, la douleur elle-même est insaisissable et indiscernable. Pour l’homme, la douleur est toujours radicalement subjective. La douleur est une pensée et une souffrance. Une pensée car la douleur est simultanément perception, sentiment, sensation et émotion. Une souffrance car l’homme devenu douloureux n’est plus le même. Il est entravé dans son existence.
La perception est la pensée de percevoir.[ii] C’est l’homme, sujet, qui perçoit la douleur. Impossible de réduire la perception à certaines propriétés du corps. Lequel, certes, chair et objet, est aussi vivant et subjectif. « La perception est un jugement ».[iii] Dans la vie quotidienne l’homme opère sans cesse des jugements grâce à la perception. Ainsi l’homme peut se mouvoir parmi les choses et les êtres vivants. La perception, processus complexe et multiple de chaque instant, n’est pas un acte délibéré. Mais une pensée qui sous-tend tous nos actes. Laquelle nécessite un jugement, toujours subjectif.
Un sentiment « […] à la fois le plus privé et le moins communicable de tous ».[iv] Sentiment, au sens d’un vécu à chaque fois intime, singulier et multifactoriel. Donc subjectif, au sein du vivant d’un corps humain. Dans sentiment se trouve sentir au sens d’éprouver une impression. Porter son attention sur, avoir conscience de. Mais aussi ressentir, re-sentir, sentir à nouveau, sentir profondément. Douloureusement, avec animosité, souffrance ou rancune. Dans sentiment se trouve aussi sens, l’éprouvé d’une impression. D’une sensation ou d’un jugement ; indubitablement subjectif.
Une sensation, du latin sensatio, comprendre. Liée aussi à sensus, sentir, une manière de sentir, de voir, de penser. « Entre ma sensation et moi, il y a toujours l’épaisseur d’un acquis originaire qui empêche mon expérience d’être claire pour moi-même ».[v] Une histoire singulière dont une grande partie nous échappe. C’est la subjectivité des sensations. De même qu’il n’est pas possible d’assimiler la pensée au cerveau. Le regard à l’œil, l’ouïe à l’appareil auditif. De même il n’est pas possible d’assimiler les sensations à des fibres neurologiques.
Une émotion représenteun mouvement, se mouvoir, s’émouvoir. Ce que l’homme vit, ressent, expérimente. Liées à notre culture et à notre éducation, les émotions permettent à l’homme de vivre. D’évoluer en relation avec le monde des choses et des êtres vivants qui l’entourent. Charles Darwin[vi] l’a montré au XIXᵉ siècle. L’évolution des espèces vivantes est influencée par l’expression de leurs émotions. Dans la confrontation aux stimuli externes et internes, dont la douleur.
Souffrance, du latin sufferre, supporter, endurer, éprouver. Jusqu’au XVIIᵉ siècle souffrir était en concurrence avec douloir. Aujourd’hui, il est encore difficile de différencier la souffrance de la douleur. Certes, « la souffrance n’est pas la douleur ».[vii] Mais toute douleur corporelle possède son lot de souffrance. Devenu douloureux, l’homme ne s’exprime plus ni n’agit plus de la même façon. Il souffre. Son estime de soi et ses relations aux autres sont changées et dégradées. Il est moins disponible à ce qui se déroule autour de lui. Il est de mauvaise humeur. Son attention altérée fait qu’il se trouve moins concerné par ce qui l’entoure. Il ne peut plus agir comme auparavant. Ses possibilités d’action diminuent et s’appauvrissent. La douleur altère l’homme.
2. Comment évaluer la douleur ?
Comment évaluer un phénomène vivant, insaisissable, indiscernable ? Radicalement subjectif et inobjectivable. Toute évaluation, quelle qu’elle soit, dépend surtout de l’évaluateur lui-même. Ainsi que de sa façon de mettre en œuvre l’évaluation.[viii] Juger et cerner une valeur, dépend aussi du contexte. Les échelles d’autoévaluation dépendent principalement des enjeux et des circonstances. Surtout les échelles d’évaluation quantitative. Echelle numérique simple, échelle visuelle analogique.
« À combien évaluez vous votre douleur entre 0 et 10 ? » 86% des patients surévaluent eux-mêmes leur douleur en fonction des circonstances.[ix] Ces échelles ne sont pas fiables. Comment faire alors ? Deux possibilités beaucoup plus rigoureuses existent. Ce que l’homme douloureux montre de lui-même, l’hétéro-évaluation. Ce qu’il dit de cette expérience, la mise en récit.
Tout homme vivant est communiquant et en relation avec autrui. Qu’il soit très jeune ou vieux, même dément, tout homme vivant communique. Sinon, c’est qu’il est mort. Certes, parfois il communique de façon très particulière, voire dégradée. Son langage a changé, de même que ses pensées. L’homme douloureux n’est plus le même. Devenu douloureux il est transformé par la douleur. Ses actions sont entravées, ralenties, déformées. Ses mouvements, ses mimiques, son regard et ses actions le montrent. La douleur se montre.
Puisse le regard du clinicien constituer un fameux « coup d’œil ». Le regard par lequel, « […] la pureté essentielle des phénomènes peut se dégager ».[xi]
Malheureusement, parfois, la parole de l’homme est très altérée. Aussi bien dans sa vivacité, son ton, son intonation. Les mots utilisés sont moins soutenus. Jusqu’à en venir même à manquer pour s’éteindre. Ou se transformer en cris, gémissements ou soupirs. Mais là encore, cette parole inaudible nous parle. Il faut y prêter attention.
3. Comment répondre à la plainte ?
L’homme douloureux est altéré dans sa chair, ses pensées et ses relations avec autrui. Il est devenu lui-même un autre. Il se plaint d’un mal-être et non pas seulement d’une partie douloureuse de son corps. Innombrables sont les façons de se plaindre. Mais toutes reflètent la détresse d’un homme. Cet homme douloureux n’attend pas seulement des professionnels une aide médico-technique. Il attend surtout la reconnaissance de son mal-être, un soutien et un accompagnement. En se plaignant de douleur l’homme veut dire à autrui « sa vérité ». Dire son mal-être de vivre une expérience qui jusque-là lui était étrangère. Ces dires ne doivent pas être suspectés par autrui. Ce qu’il dit est vrai. C’est sa propre « vérité ». Parfois le patient devance la possibilité d’une telle suspicion. « J’ai vraiment des douleurs ! », dit-il. Mais ce n’est pas sans une certaine crainte. Car il sait qu’à trop insister, sa plainte pourrait s’avérer moins « vraie ». L’accueil par autrui d’une plainte dépend de sa propension à y croire. De la confiance attribuée. Mais aussi de la capacité de conviction du plaignant, de la forme de la plainte. Autant de sources de tensions. Se plaindre de douleur se situe entre deux versants :
« Je voyais un homme, vêtu d’une blouse blanche, qui m’observait attentivement. C’est à cet instant précis que j’avais commencé d’exister. […] Je suis redevenu “moi” à cet instant précis, sous le regard attentif de cet homme ».[xiii]
4. En conclusion
La douleur de l’homme est une pensée. L’homme devenu douloureux souffre toujours. En raison d’une incontournable impuissance à faire et à dire. La douleur se montre et s’écoute. Au risque de l’indifférence d’autrui. Reconnaitre l’autre douloureux c’est déjà l’apaiser. Démarche préliminaire indispensable face à celui qui se plaint de douleur.
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